Les États-Unis ont choisi leur futur président et ce sera Joe Biden. Il entre à la Maison Blanche aux côtés de Kamala Harris, première femme vice-présidente. Notre monde n’avait pas besoin de 4 années de plus de présidence Trump, c’est donc, de ce point de vue, une bonne nouvelle.

"Donald Trump ne sera pas une parenthèse : il gagne près de 8 millions de voix et progresse chez toutes les catégories sociales"

Pour autant, le populisme ne reflue pas aux États-Unis, au contraire. C’est son rejet qui arrive à mobiliser suffisamment pour le faire sortir de la Maison-Blanche. Donald Trump ne sera pas une parenthèse dans la vie politique américaine : il gagne près de 8 millions de voix par rapport à 2016 et progresse chez toutes les catégories sociales qu’il a copieusement insultées ou humiliées durant 4 ans. Il a conquis un peu moins de la moitié des votes populaires, non seulement son socle électoral, mais aussi, mécaniquement, de nombreux électeurs qui n’avaient pas voté pour lui en 2016 voire qui n’avaient pas voté du tout. La manière avec laquelle il prétendait faire de la politique ne disparaitra pas avec lui non plus : cette forme de populisme qui préfère les opinions flatteuses aux faits contradictoires et qui est prête à mentir pour ne pas se dédire, qui se livre aux attaques ad hominem et aux invectives, qui considère le compromis démocratique comme une compromission, qui dresse les uns contre les autres dans une posture d’agressivité permanente. Ce néofascisme (au sens mussolinien du terme) que l’on appelle trumpisme paie électoralement. Il connaît ailleurs d’autres formes, d’autres acteurs avec plus ou moins de succès : Bolsonaro au Brésil, Salvini en Italie, Farage au Royaume-Uni, Le Pen en France. Il faudra combattre, des années durant, ce néo-fascisme pour le voir refluer partout. Tout au long du XXème siècle on l’a vu, mais aussi depuis le début de cette pandémie mondiale : le populisme tue.

Prenons garde donc à ne pas célébrer une victoire qui doit en réalité seulement nous soulager et surtout nous mobiliser. Le populisme a ici perdu une bataille mais n’a pas perdu la guerre.

"Joe Biden a été élu Président des États-Unis et défendra avant tout les intérêts de son pays."

Sur le plan de nos intérêts, il est rassurant d’avoir à faire, dans les prochaines années, à un président plus tempéré, plus digne, plus soucieux des convenances et de ses alliés. Mais Joe Biden a été élu Président des États-Unis et défendra, comme ses prédécesseurs, d’abord et avant tout les intérêts de son pays.

Certes, il a pris l’engagement de réintégrer les instances internationales que Trump avait quittées (l’OMS, on s’en souvient, mais de nombreux autres traités et organisations ont souffert des coups de sang et de l’isolationnisme du locataire de la Maison Blanche depuis 2016, comme les accords de Paris, les négociations sur le contrôle et la limitation des armes nucléaires avec la Russie, tant d’autres.). Certes, il respectera ses alliés, la signature de son pays, tâchera de convaincre plutôt que de faire plier, certes. Ce sera sans aucun doute le retour en grâce, dans une certaine mesure, du multilatéralisme et une bonne nouvelle pour la lutte contre le dérèglement climatique.

Mais il ne faut pas oublier que ce n’est pas le Président du monde qui a été élu, mais bien le Président d’un pays dont les habitants attendent des emplois, de la prospérité, la sécurité pour eux d’abord. Le slogan « America First » n’est pas mort avec Trump, il n’était d’ailleurs pas né avec lui. Ne soyons pas naïfs : un chef d’Etat sert d’abord et avant tout les intérêts de son pays. Aux Etats-Unis sans doute plus qu’ailleurs.

Obama avait commencé à réorienter sa politique vers l’Asie. Ce n’était pas une erreur d’appréciation, cela répondait aux intérêts de son pays. Le « pivot » inachevé de sa présidence n’était que l’expression d’un désintérêt pour l’Europe, sauf à garder un œil sur Moscou. Biden poursuivra. Trump est sorti du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire. Il était le fruit de la politique de désarmement entamée à la fin de la guerre froide. Biden, s’il souhaite reprendre le chemin de la négociation, devra instaurer un rapport de force très vigoureux car la Russie de Poutine n’est plus, ni l’Union soviétique de Gorbatchev, ni la Russie de Eltsine. L’accord se fera aux conditions fixées par les deux puissances. L’Europe regardera passer les balles.

"Désengagement du Moyen-Orient: « Notre retrait, votre problème »"

Le pivot c’était aussi un désengagement du Moyen-Orient. Obama avait d’ailleurs été élu pour ça : ramener les boys à la maison et quitter les bourbiers afghans et irakiens. En 8 ans de mandat, il n’a pas réussi à évacuer totalement ces théâtres, mais le désengagement a été réel. On se souvient en 2013 qu’il a abandonné l’idée de punir l’usage d’armes chimiques en Syrie par le régime de Bachar El Assad pour, justement, ne pas remettre un orteil dans la région alors que l’un des deux pieds y était encore. Trump a tiré d’un coup sec : il s’est désengagé du jour au lendemain. Il a ainsi déroulé un tapis rouge à la Russie et à ses alliés, rendant cette partie du monde moins sûre, plus instable. La nature a horreur du vide. Biden ne renverra pas les GI’s au Moyen-Orient. Les guerres de Bush contre le terrorisme sont passées par là. Ces zones d’instabilité et de guerres civiles, Irak, Syrie, Lybie, et même plus loin Sahel et Yémen, sont aux portes de l’Europe, pas des Etats-Unis. Pour paraphraser Connally : « Notre retrait, votre problème ».

Ceux qui voient le « retour de l’Amérique » seraient inspirés de nous dire où et comment. Soit elle n’était jamais partie (pensons à nos propres engagements au Mali ou en Irak par exemple, lesquels sans les Américains ne seraient pas tenables); soit elle n’était plus là depuis longtemps: notre partie du monde n’est plus la préoccupation majeure de Washington depuis longtemps.

L’Europe ne doit pas faire l’erreur de baisser la garde et de penser, comme a pu le dire récemment AKK, la ministre de la Défense allemande, que nous pourrons toujours compter sur la protection américaine. Et d’ajouter qu’il fallait en finir avec l’illusion de l’autonomie stratégique européenne. Joe Biden profitera sûrement de notre bienveillance pour faire comme tous ses prédécesseurs : nous faire acheter américain, saper notre industrie de défense et monnayer la protection US contre une hausse des crédits militaires au profit de l’industrie américaine. En ce sens, l’article 5 de l’OTAN restera pour le gouvernement américain, l’article F-35.

L’Europe ne doit pas non plus penser que les GAFAM se mettront dès demain à payer leurs impôts chez nous, ni que le TAFTA, qui reviendra immanquablement sur la table, sera réécrit sous la forme d’un modèle de développement durable, équitable et social. L’Europe, aujourd’hui, n’est pas l’égal des Etats-Unis. Aucune administration américaine ne se pliera à nos bonnes grâces par bienveillance et amitié. Prenons garde à ce que Sleepy Joe ne nous endorme pas. Nous devrons accentuer le rapport de force pour trouver un accord : il ne tient qu’à nous d’être un égal et non un vassal.

"Nous devons continuer à construire la puissance européenne : Europe de la Défense, Europe sociales et fiscales, Europe spatiale, Europe politique"

Nous devons continuer à construire la puissance européenne telle qu’elle semble se construire depuis quelques années : Europe de la Défense, Europe puissance capable d’imposer à toute société sur son territoire de payer les contributions sociales et fiscales dues, Europe spatiale, Europe politique. Joe Biden, pas plus que Trump, ne nous aidera pas à nous émanciper. Ce n’est pas dans l’intérêt des Etats-Unis. Ne comptons que sur nous-mêmes si nous ne voulons pas sortir de l’Histoire : « Dans un monde en mouvement, il n’y a pas de plus grand danger que de rester immobile » (J. Chirac).

J’entends déjà ceux qui imaginent rejeter la faute sur certains pays européens qui préfèrent acheter américain plutôt qu’européen en matière de matériel militaire. La réponse est simple : c’est à l’Europe d’assurer à ses membres qu’elle interviendra militairement et de manière crédible si, d’aventure, ils venaient à être attaqués. En achetant du matériel américain, en accueillant sur leur sol des infrastructures, des exercices de grande ampleur, des bases militaires américaines même, lorsqu’ils ont tambouriné à la porte de l’OTAN dans les années 90 pour y entrer, ils achetaient une assurance vie. Acheter américain c’est acheter une garantie que l’Europe est incapable de leur assurer. Quand nous parlons d’Europe de la Défense, eux parlent de la Défense de l’Europe et se souviennent qu’en la matière, nous n’avons jamais tenu nos engagements. L’Ukraine peut en témoigner.

"Le multilatéralisme hérité du monde de 1945 est mort, nous devons redéfinir la relation entre l’Europe et les Etats-Unis"

Le monde dans lequel nous vivons est instable et dangereux. Le retour de la stabilité et d’une certaine forme de tempérance à la tête de la première puissance mondiale nous fera du bien. A tous. Mais il ne faut pas compter sur le retour d’un temps, s’il a un jour existé, où les Etats-Unis et l’Europe marchaient main dans la main, d’égal à égal, dans un monde serein et prospère. Le temps de mer calme est révolu. Les rapports de force définissent aujourd’hui les relations internationales. Le multilatéralisme hérité du monde de 1945 est mort, sous cette forme du moins. Trump a contribué à le détruire, les Etats-Unis n’ont aucun intérêt à la reconstruire à l’identique. La règle du jeu est simple : les Etats puissance sont de retour, à nous de savoir si nous voulons être acteur ou terrain.

En 2016, j’avais écrit que l’élection de Trump était une chance pour l’Europe. Je l’ai souvent réécrit depuis. Ces 4 dernières années, elle a avancé comme rarement sur des domaines stratégiques comme celui de la Défense. C’est à nous que nous le devons. Nous avons saisi l’opportunité du pivot américain vers l’Asie. L’élection de Joe Biden ne sera une chance que si nous nous en saisissons. Elle doit être l’occasion de redéfinir la relation entre l’Europe et les Etats-Unis sur des bases saines. Elle ne doit pas signer un renoncement à bâtir notre souveraineté. Sinon, l’Histoire continuera de s’écrire sans nous.

Marc Lerouge

Tribune soutenue par Gaetan Vervin, Eva Roussel, Christelle Berenger, Olivier Bassine